Laurent Colomb                              

 

Théâtrographie

Opéra langue I Intentions d’écriture

En rangeant ma bibliothèque cet automne, je redécouvrais les deux tomes de l’édition originale des Confessions que l’on m’avait offert pour mes dix-huit ans. En ouvrant la première page du Livre I, paru en 1782, je fus frappé par l’exaltation de la prose, impérative, intimidante à l’adresse du lecteur. Étions-nous à ce point étourdis d’irrationnel et de superstition pour user d’une telle véhémence ? J’oubliai que la raison se réveillait de plusieurs siècles d’obscurantisme, que les penseurs des Lumières luttaient contre toutes les servitudes que l’ignorance avait enfanté.


Célèbre pour ses travaux sur l’homme, la société, l’éducation, J.-J. Rousseau l’est également pour ses études sur l’origine du langage, liée à la question de l’origine des idées. Influencé par Condillac et notamment son Traité des sensations qui prolonge et développe les thèses de Lock sur l’influence de l’observation dans la connaissance, son Éssai sur l'origine des langues publié en 1781, inspirera nombre d’études au siècle suivant ; telles celles de E. Renan (De l’origine du langage, 1858) ou de F.-M. Müller (Lectures on the Science of Language, 1861) qui résumera sa thèse en théorie « bow-bow ».


L’Éssai sur l'Origine des langues, longtemps relégué au rang des œuvres mineures du philosophe, complète et parachève sa réflexion sur l’origine des mots ; réflexion initiée dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, paru en 1755. On y découvre dans cet essai, l’importance du geste puis de l’onomatopée comme supports d’une première expression linguistique avec pour interprète la figure d’un « Homme Sauvage », créature à l’état de nature, en harmonie parfaite avec le règne animal.


Ces hypothèses mimiques et phoniques ressurgissent depuis les expériences d'apprentissage du langage aux grands singes, corroborent les données nouvelles sur les bases anatomiques et neurobiologiques de l’articulation de la parole, comme de la perception. Ainsi, M. Corbalis (From Hand to mouth : The Origins of language, 2003) ou D. Bickerton (La Langue d’Adam, 2010), dont les études font références aujourd’hui, placent-ils nos capacités imitatives au cœur du protolangage. Une même créature forestière emprunte de poésie et de danse y est évoquée, très éloignée du superprédateur que l’homme est devenu aujourd’hui ; théories nostalgiques d’une certaine langue-mère, inscrites dans cette élaboration imaginaire et pourrait-on dire rousseauiste d’une langue parfaite.


Mon projet de création, soutenu par la Cie des Lucioles, pourrait s’apparenter à une traduction spectaculaire des travaux de Rousseau sur l’origine des langues. La place que le philosophe confère au musical et à l’onomatopée dans ses thèses, résonne incontestablement avec ma palette d’expression tandis que sa vision d’un état de parole originel, bientôt corrompu par l’injustice sociale, retourne au mythe abrahamique d’une langue universelle. Voilà une ligne et un thème particulièrement stimulants pour un auteur sensible au pouvoir des sons dans le langage et usant de toutes sortes d’interjections et de dialectes dans ses opéra-langues.


Les personnages et les situations reflèteront tantôt de manière explicite, tantôt de manière équivoque, cet état de nature supposément perdu, édifiant un Jardin d’Éden où l’homme et la femme conversent avec les animaux, tandis que la question du développement linguistique – non moins traitée musicalement – concernera une autre silhouette, celle d’un enfant-placard accompagné d’un chœur de tutrices, qui revient sur les pas de son histoire. Les fils narratifs se croiseront sur le mode de l’apparition dans différents lieux d’attente tels que la zone d’embarquement d’un aéroport international, la salle d’accueil d’un cabinet d’orthophonie, propices à créer des environnements linguistiques variés où la souvenance s’ajuste au commentaire.


L’écriture abondera dans le sens d’une mixité sonore rendue possible par un travail particulier sur les accents et les timbres de voix, entre parties monologuées et échanges polyphoniques, superposés à une structure musicale. À la mélodie naturelle des langues et des voix, répondra en écho la mélodie instrumentale, appui et ponctuation electro-accoustique du récit. Nous progresserons ainsi par alternance, du couple adamique sous l’arbre de la connaissance

aux réminiscences de l’enfant-martyr, entre une allégorie à vocation explicative et une série d’hallucinations sonores, jusqu’à leur superposition.


Il faut ajouter à cela d’autres figures du langage évoquant son origine, son développement ou ses troubles, interprétées ponctuellement par les personnages du chœur féminin : un sauvage poudré et perruqué, un aphasique logorrhéique, un bègue…, car l’idée d’une langue-mère ne coïncide pas en définitive chez Rousseau avec un édifice achevé, mais bien plutôt une succession de tentatives plus ou moins heureuses pour faire s’accorder le geste au cri. En écho aux expériences macabres rapportées par Hérodote sur la langue des nouveaux-nés, aux spéculations Platoniciennes sur l’origine des mots, aux hypothèses de Dante, de courtes scènes monologuées dans un espéranto personnel, dévoileront la modernité de l’Essai sur l’origine des langues qui place l’homme entre nature et culture.


Au « cri de la nature arraché par une sorte d'instinct », Rousseau associera plus tard un langage mimétique, partageant avec son contemporain J.-G. von Herder (Traité de l’origine du langage, 1771), la conviction selon laquelle c’est l’imitation phonique des sons naturels qui fut à l’origine des tout premiers mots. Colorée et bruitiste, l’onomatopée sera exploitée dans un contexte musical, dans les harmoniques et les contrepoints du chœur, objet d’une transcription partitionnelle des voix. Il faut imaginer entre et sous les scènes monologuées, des plages exclusivement vocales, contrariant la sémantique.


Enfin, les automates parlants du XVIII° siècle : celui du danois Kratenstein, capable de prononcer les voyelles de l’alphabet, celui de l’Abbé Mical, apte à prononcer une phrase, l’androïde glosant du baron Von Kempelen, seront évoqués en marge d’une réflexion sur l’éducation et notamment l’éducation linguistique. Face au silence d’un enfant qui fut prostré huit ans derrière une cloison, quelle langue enseigner et comment ? Il est certain que les conseils de L’Émile sur « l’art de former les hommes », nous orienteront vers l’abandon des modèles éducatifs qui dénaturent, selon Rousseau, la liberté d’expression.


« Prendre toujours le contre-pied de l'usage », gagner en musicalité et émanciper la langue tout en metttant en évidence l’influente contribution du philosophe à l’histoire du langage, voilà l’objectif fixé.


Laurent Colomb - 2010

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