Laurent Colomb                              

 
 
 

Les Voix de l’extase

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Les Voix de l’extase I Extrait de l’article

    L’Hézychasme est une tradition spirituelle qui fut expérimentée et élaborée en 527 à l’initiative de l’empereur Justinien 1er par les moines du Monastère de Sainte-Catherine sur le Mont Sinaï, lesquels prolongent encore de nos jours cette forme de prière. En quête de méthode d’oraison, c’est St Jean Climaque (mort en 649) qui fournira à cette imploration son contenu et sa forme dans un traité désormais classique de la spiritualité hézychaste : L’Échelle du paradis. Si la prière «criée», louant le nom de Jésus sous la forme d’une oraison jaculatoire, nous rappelle que dès l’origine toute prière même modulée demeure une supplication, c’est un moine russe – auteur d’un livre qui aura un retentissement populaire (Récits sincères d’un pèlerin à son père spirituel) -, qui contribuera au XIXe siècle à associer à ces louanges, un procédé répétitif. Bientôt conjuguée à la respiration, la prière est inépuisable, scandée une dizaine de milliers de fois par jour afin d’atteindre les effets mystiques recherchés. En amont de la tradition Hézychaste, l’usage de la scansion inspirée se retrouve également chez les visionnaires de la Merkaba – courant de la Kabbale né au IIIe siècle ap. J.-C., fortement influencé de littérature apocalyptique. Notons qu’on retrouve les mêmes schèmes incantatoires dans l’ésotérisme gnostique qui lui est opposé à la même époque à Alexandrie. Plus proche de nous, l’invocation par la pratique de formules inlassables se retrouve également dans le Pentecôtisme (mouvement charismatique issu des réformes protestantes des XVIIe et XVIIIe siècles et qui prendra ses racines à l’école biblique de Bethel, Kansas, en 1900), où il est fréquent d’entendre un ou plusieurs de ses adeptes prophétiser «en langues», à savoir dans une langue incompréhensible et supposée miraculeuse que nul ne peut identifier… sinon un interprète désigné comme tel. Et il n’est pas surprenant d’entendre dans le cadre des rassemblements de Taizé, certains adeptes répéter infatigablement cette formule de Thérèse d'Avila : «Nada te turbe, nada te espante, quien a Dios tiene, nada le falta» (que rien ne te trouble, que rien ne t'effraie, à qui tient à Dieu, rien ne manque), nous engageant ainsi à mesurer la pérennité d'une pratique qui s'origine dans la nuit des temps.


S’il y a une musicalité essentielle dans le Coran (un mot basé sur les racines «q-r» qui signifient lecture, récitation), les docteurs de la loi islamique – tout comme les Pères de l’Eglise jusqu’à St Ambroise - ont toujours gardé quelques réticences à autoriser le développement de pratiques lyriques qui, de toute évidence, ont de lointaines origines païennes. Dans un Islam qui professe un monothéisme rigoureux, le Sama – concert mystique soufi et ancêtre du Dhikr – fut très vite intégré dans le registre du satanique ; cris, agitations, lacérations des vêtements et évanouissements étant les signes stéréotypés du diabolique. «Venue du fond de la gorge, la voix est rauque. Des poitrines qui se soulèvent et s’abaissent en cadence, s’échappe un véritable râle collectif», rapporte G. Rouget dans La Musique et la transe, à propos de ces litanies qui – pareilles à celles qu’on trouve dans la confrérie extatique des Aissaoua du Maroc - font mention inlassable du nom de Dieu : «Allah ill’Allah, Allah ill’Allah…». À l’obligation pneumatique qu’impliquent ces récitations s’ajoute la visualisation des centres subtils du corps : les Lataïfs, dont les cinq principaux se placent autour de la poitrine que ces louanges incessantes ne manquent pas de faire vibrer ; parenté évidente avec la tradition védique – incorporée plus tard par le tantrisme hindouiste (700 ap. J.-C.) -, dont certains exercices spirituels consistent en la répétition inlassable de noms de divinités, tels ceux de Vishnu ou Krishna («Krishna Hare, Krishna Hare…»), vouée à activer l’éveil consécutif des Chakras.


Les Voix de l’extase (extrait), publié in Revue de l'Orthophoniste N°275, janv. 2008 et dans les Actes du colloque de Pau « Les Voix de l’éveil », réunis sous la dir. de J.-Y. Pouilloux et M.-F. Marein aux éd. L’Harmattan, Paris, oct. 2009 (pp. 75-83).

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