Laurent Colomb                              

 
 
 

La Parole en œuvre

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La parole en œuvre I Extrait de l’article

Le Babil biblique


L'enfant est, à tous les sens du terme, in-fans, «qui ne parle pas», «dépourvu d'une voix qui puisse communiquer sous forme de mots». Il vit la phase obscure qui précède le parler, en équilibre sur le seuil de l'articulation entre l'homme et l'animal dont la progéniture porte par extension le même nom : infans. De sorte que dans une perspective évolutionniste, l'enfant a été perçu comme "potentiellement" capable d'humanité avant qu'il ait la phône sèmantikè, l'ébruitement vocal qui signifie. «Dès qu'il parle, l'enfant surmonterait son animalité en accroissant rapidement ses supériorités sur le singe», écrit A. Jacob à propos des expériences sur le chimpanzé réalisées par B.-T. et R.-A. Gardner. Aussi a-t-il souvent été considéré «comme représentatif des débuts et du développement phylogénétiques du langage» (Révèsz, Origine), terrain d'expérimentations au demeurant macabres dont le résultat longtemps contesté aura contribué à alimenter les mystiques d'une pan-signification.


Hérodote rapporte l'expérience du pharaon Psammétique qui fit enfermer deux nourrissons dans une étable hors de toute stimulation linguistique pour connaître «le premier mot que prononceraient les enfants» (L'Enquête). Au bout de deux ans, ceux-ci ayant prononcé le mot bécos en tendant les mains au berger dont la tâche était de les nourrir, Psammétique reconnut que c'était là le nom du pain en phrygien et en conclut que cette langue était plus âgée que la sienne. Cette histoire inspira Frédéric II qui fit placer des nouveaux-nés en nourrice avec l'interdiction absolue de leur adresser la parole jusqu'à l'adolescence, pour savoir si au terme de cet isolement forcé ils s'exprimeraient en hébreu, en grec, en latin, en arabe ou dans la langue de leurs parents. «Mais il se donna de la peine sans résultat», écrit Salimbene de Parme, les enfants mourant les uns après les autres (Cronaca).


En 1290, Hillel de Vérone et Zerahyah de Barcelone se seraient affrontés sur la question ouverte par Hérodote sans parvenir à s'entendre. Hillel aurait affirmé que les enfants avaient tôt fait de parler hébreu, en s'accordant sur la croyance des Pères de l'Eglise, qui, d'Origène à saint Augustin, soutenaient comme une donnée irréfutable que cette langue avait été, avant la confusio linguarum (Genèse 11), la langue primordiale de l'humanité. Zerahyah - rallié à l'opinion d'A. Aboulafia qui déplorait le fait que son peuple ait «oublié» sa propre langue originaire -, lui aurait répondu que les sons émis avaient été «semblables aux aboiements des chiens», l'aptitude naturelle de l'homme au langage se déployant au contact de sa langue maternelle.


La Parole en œuvre (extrait), publié in Cahier de Poétique N°10, Université de Paris VIII 2004.

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